dimanche 11 septembre 2011

Comment Amazon a failli bloquer le fonctionnement de l'HADOPI

Sans doute que le géant américain n'imaginait pas que dans le cadre d'un contentieux l'opposant à des fabricants de produits cosmétiques, un acte de procédure aurait pu bloquer le mécanisme HADOPI et notamment le signalement par les ayants droit des internautes suspectés de partager des fichiers protégés par des droits de propriété intellectuelle.

Who The Hell is That?!
Source : Chris J Bowley sur Flickr (CC)

Avant d'expliquer pourquoi, il faut partir d'un sujet un peu technique, qui est l'un des éléments du contentieux dans lequel intervenait Amazon. Ce sujet agite depuis de très nombreuses années le petit monde de l'internet : la validité des constats réalisés par les agents assermentés de l'Agence pour la Protection des Programmes (APP), notamment lorsque ces constats sont réalisés dans des matières autres que les problématiques de contrefaçon de logiciel.

Aux termes de l'article L. 331-2 du Code de la propriété intellectuelle,
"Outre les procès-verbaux des officiers ou agents de police judiciaire, la preuve de la matérialité de toute infraction aux dispositions des livres Ier, II et III du présent code peut résulter des constatations d'agents assermentés désignés selon les cas par le Centre national du cinéma et de l'image animée, par les organismes de défense professionnelle visés à l'article L. 331-1 et par les sociétés mentionnées au titre II du présent livre. Ces agents sont agréés par le ministre chargé de la culture dans les conditions prévues par un décret en Conseil d'Etat."
Cet article permet ainsi à divers "agents assermentés" de constater des actes de contrefaçon dans trois matières : le droit d'auteur (Livre Ier), les droits voisins (Livre II) et le droit des bases de données (Livre III). Les constats ainsi réalisés par ces agents assermentés auront la même valeur que les constats réalisés par un officier ministériel ou un officier de police judiciaire. En un mot, leur caractère probatoire pourra que difficilement être remis en cause.

Parmi les agents assermentés au titre de l'article L. 331-2 du Code de la propriété intellectuelle, figurent les agents de l'Agence pour la protection des programmes (APP). Seulement, un débat a surgi à l'occasion de divers contentieux : les constats réalisés par l'APP en dehors de son périmètre sont-ils valides ?

Ainsi, si l'APP constate des actes de contrefaçon en droit des marques ou des actes de concurrence déloyale, infractions ne figurant pas dans les Livres I à III du Code de la propriété intellectuelle, quelle valeur attribuer à ces constats ?

La validité des constats APP "hors périmètre"

Le sujet a fait l'objet de plusieurs décisions de justice. Le 31 octobre 2007, la Cour d'appel de Paris estimait ainsi que "le constat de I’APP, dès lors qu’il porte sur la constatation d’une infraction au droit des marques, n’est pas légalement admissible à titre de preuve".

A l'inverse, le Tribunal de grande instance de Paris a pu considérer le 12 décembre 2007 que "la preuve dans les matières fondant les demandes peut être apportée par tous moyens et que le constat litigieux n’est pas un acte d’huissier. Dès lors il importe peu que la preuve de l’assermentation de l’agent de I’APP ne soit pas rapportée et ce d’autant plus que les constatations ont été effectuées selon les règles à suivre en la matière et que la société Google ne conteste pas ces constatations."

Classiquement, la réponse apportée par les magistrats était tempérée. Si les agents de l'APP ne sont "assermentés" que pour les matières visées par l'article L. 331-2 du CPI. S'ils réalisent des constats dans les autres matières (contrefaçon de marques, de dessins et modèles, etc.), la preuve de ces faits étant libre, les constats ainsi réalisés seront soumis à la libre appréciation du juge. Chacune des parties pourra donc les critiquer.

La constitutionnalité des constats APP "hors périmètre"

Mais face à cette situation, à l'occasion d'un contentieux, le géant américain Amazon a tenté de repousser l'APP dans ses retranchements en soulevant une QPC, une question prioritaire de constitutionnalité.

Is It Safe Yet?!
Source : Chris J Bowley sur Flickr (CC)

Le litige porte sur une matière bien particulière : l'atteinte aux réseaux de distribution sélective. En effet, le Groupe Clarins avait constaté qu'Amazon accueillait (pour ne pas dire "hébergeait") sur ses places de marchés amazon.fr, amazon.de et amazon.co.uk des vendeurs professionnels proposant à la vente des produits cosmétiques des marques Clarins, Thierry Mugler ou Azzaro. Or, ces produits sont commercialisés par l'intermédiaire de réseaux de distribution sélective. Seuls des vendeurs agréés peuvent proposer à la vente ces produits et selon des modalités déterminées par le fabricant du produit.

Ici, le Groupe Clarins estimait que les ventes étaient le fait de vendeurs non agréées. Il a donc fait réaliser plusieurs constats par un agent assermenté de l'APP. Par la suite, le groupe Clarins a assigné Amazon devant le Tribunal de commerce de Paris afin que ce dernier bloque la mise en vente et la vente des produits incriminés.

Avant de débattre du fond, Amazon a déposé une demande afin que le Tribunal de commerce de Paris transmette à la Cour de cassation une Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) vis-à-vis de l'article L. 331-2 du Code de la propriété intellectuelle.

Pour Amazon, ce texte viole quatre principes constitutionnels :
- le principe d’égalité,
- le droit à un procès équitable et à l’égalité des armes,
- le principe de sécurité juridique, qui implique que les règles de droit soit claires, précises et prévisibles dans leurs effets,
- et l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi.

En effet, selon Amazon,
- l’APP est un organisme privé qui défend des intérêts partisans ;
- ses agents assermentés n’offrent aucune garantie d’indépendance et d’impartialité ;

- les actes ainsi établis ne sont pas soumis aux règles de validité très strictes encadrant les actes établis par les officiers ministériels tels que les huissiers ;
- la rédaction inefficace de l’article L.331-2 du code de la propriété intellectuelle a permis aux agents de l’APP de procéder à des constats en dehors de leur champ de compétence matérielle avec l’aval de nombreuses juridictions de fond.

Le 18 mai 2011, le Tribunal de commerce - contre l'avis du Ministère public - fait droit à la demande d'Amazon. Il estime que :
"Lorsqu’un litige met en jeu, directement ou indirectement, un producteur de programmes informatiques, éventuellement membre de l’APP, l’objectivité d’un agent de l’APP, organisme privé chargé de la défense des intérêts de cette profession, pour constater des infractions aux dispositions des livres Ier, II et III du code de la propriété intellectuelle peut ne pas être manifeste pour l’autre partie, et ce même si cet agent est assermenté et agréé. Cette objectivité est d’autant moins apparente que l’APP, comme les autres organismes de défense professionnelle visés à l’article L 331-1 du code de la propriété intellectuelle, a qualité pour agir en justice pour la défense des intérêts dont il a la charge. Le fait que le constat établi par un agent agréé de l’APP – ou d’un autre organisme de défense professionnelle régulièrement constitué - ait même valeur probante que celui d’un huissier ou que les constatations d’un officier ou agent de police judiciaire, sans que son auteur soit soumis aux règles strictes qui s’appliquent à ces professions, pourrait alors remettre en cause l’égalité des armes dont doivent disposer les parties à un litige, et donc le droit de chacun à un procès équitable. Il en résulte, sans qu’il soit besoin d’analyser les autres moyens développés par AMAZON SERVICES EUROPE, que la question posée n’est pas dépourvue de sérieux. 
Les trois conditions posées par l’article 23-1 de la loi organique du Conseil constitutionnel étant satisfaites, le Tribunal transmettra la question prioritaire de constitutionnalité posée à la Cour de cassation".
La QPC transmise à la Cour de cassation est donc la suivante :
"les dispositions de l’article L.331-2 du code de la propriété intellectuelle portent-t-elles atteintes aux droits et libertés garantis par la constitution et, plus particulièrement, au principe d’égalité, au droit à un procès équitable et au principe de sécurité juridique garantis par l’article 16 de la DDHC, ainsi qu’à l’objectif à valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi garanti par les articles 4,5,6 et 16 de la DDHC ?"
QPC : la constitutionnalité des constats réalisés par tous les agents assermentés ... y compris ceux transmis à l'HADOPI

L'enjeu était de taille. En effet, la QPC visait tous les constats réalisés en application de l'article L. 331-2 du Code de la propriété intellectuelle et pas uniquement ceux réalisés par l'APP. Pire, par effet ricochet, cette QPC pouvait impacter le fonctionnement de la Commission de protection des droits de l'HADOPI et plus globalement tout le dispositif HADOPI.

Danbo relaxes in the garden
Source : Chris J Bowley sur Flickr (CC)

En effet, en application de l'article L. 331-24 du Code de la propriété intellectuelle, la Commission de protection des droits de l'HADOPI agit sur saisine soit du procureur de la République, soit d'agents assermentés de l'article L.331-2.

Si le Conseil constitutionnel examinait la QPC et estimait que l'article incriminé du Code de la propriété intellectuelle était inconstitutionnel, l'HADOPI aurait perdu son carburant ; les ayants droit n'ayant plus la faculté de transmettre les signalements (et notamment les adresses IP) à la Commission de protection des droits de l'HADOPI. Sans signalement, pas d'identification, pas de courrier électronique, pas de lettre recommandée, etc.

Mais avant qu'une QPC soit transmise au Conseil constitutionnel, un filtre existe. Le tribunal adresse la QPC à la Cour de cassation qui vérifie si celle-ci remplit les critères permettant sa transmission aux Sages.

Dans un arrêt en date du 12 juillet 2011, la Cour de cassation a estimé que la QPC était irrecevable. En effet, pour les juges :
"Mais attendu que la disposition contestée n'est applicable ni au litige, ni à la procédure dès lors qu'il n'est allégué aucune atteinte à des droits d'auteur ou à des droits voisins".
En clair, l'article L. 331-2 du Code de la propriété intellectuelle ne s'applique qu'en matière d'atteinte aux droits d'auteur ou droits voisins. Or, ici, le litige entre le Groupe Clarins et Amazon porte sur la question de l'atteinte aux réseaux de distribution sélective et en aucun cas sur la question de la contrefaçon. Donc, cet article du CPI n'a pas vocation à s'appliquer au litige en cause. Et en conséquence, Amazon ne peut soulever de QPC à l'encontre d'un article du CPI qui ne s'applique pas dans le litige en cause.

Au final, on ne saura pas - cette fois-ci du moins - si la disposition en cause est constitutionnelle ou non. Le valeur des constats réalisés par les agents assermentés est donc préservée, tout comme le dispositif HADOPI.

Et pour le contentieux qui oppose Amazon à Clarins ? La décision de la Cour de cassation a un intérêt. Si l'article L. 331-2 du CPI n'a pas vocation à s'appliquer à un litige portant sur la distribution sélective, cela signifie une chose : le "constat" réalisé par l'APP n'a pas la force probatoire d'un constat réalisé par un agent assermenté. En clair, c'est une preuve comme une autre qui peut être renversée et librement critiquée par chaque partie.

Source  : T. com. Paris, 18 mai 2011, SA Clarins, SASU Parfums Loris Azzaro, SAS Clarins  Fragrance Group c/ Amazon Services Europe SàRL, Amazon EU SàRL, SAS Amazon.fr Holdings, SASU Amazon.fr, Amazon.co.uk LTD, Amazon.de Gmbh (inédit) et Cass. Com, 12 juillet 2011, n° S 11-40.033 (inédit)

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