lundi 29 août 2011

Lutte contre le piratage : l'intense lobbying du Gouvernement américain lors de la DADVSI

Le 26 août 2011, le site Wikileaks a publié toute une série de cables diplomatiques adressés par l'Ambassade des Etats-Unis d'Amérique à Paris. Un des sujets traités par les diplomates américains concerne la politique française de lutte contre le piratage montrant ainsi le vif intérêt porté par ces derniers lors des discussions et adoptions des lois DADVSI ou HADOPI.

Wikileaks - La verdad siempre vencerá
Source : Antonio Marín Segovia, sur Flickr (CC)

En particulier, la loi DAVDSI a donné l'occasion pour la diplomatie américaine de mettre en oeuvre le principe dit de "soft power". Frédéric Martel (Mainstream, Editions Champs actuel, 2011, p.9) le définit ainsi : "c'est l'idée que, pour influencer les affaires internationales et améliorer leur image, les Etats-Unis doivent utiliser leur culture et non plus seulement leur force militaire, économique et industrielle". Faisons cette petite plongée en abîme et découvrons, grâce à Wikileaks, l'interaction de l'industrie culturelle américaine et de leur diplomatie sur les débats parlementaires autour de notre première loi relative au droit d'auteur à l'heure du numérique.

Sans doute, nous pourrons garder à l'esprit ces mots de Jack Valenti, ancien président de la toute puissante MPAA (Motion Picture Association of America) : "C'est aux professionnels de fixer les règles, pas aux gouvernements".

15 novembre 2005 : un update sur les questions de propriété intellectuelle en France

Le document annonce le souhait du Premier ministre, Dominique de Villepin, d'adopter par l'intermédiaire de la procédure d'urgence la loi de transposition de la directive "EUCD"et ceci d'ici le début de l'année 2006. On parle ici de la future loi "droit d'auteur et droits voisins dans la société de l'information" (DADVSI).

Le cable décrit l'opposition de plusieurs groupes à cette loi, et notamment d'associations de consommateurs et de représentants de certains ayants droit.

22 mars 2006 : La loi française pénalise le téléchargement de fichier et introduit l'interopérabilité pour les contenus numériques

La dépêche diplomatique fait le point après l'adoption en première lecture par l'Assemblée nationale de la loi DADVSI. Les Etats-Unis ne mâchent pas leur mot sur le texte adopté par les députés :
"What was originally seen as an opportunity to adapt France's Intellectual Property Code to the digital environment and combating piracy and counterfeiting has become a highly complex, technical text, incomprehensible even to the most specialized lawyers. The debate is therefore far from over as the draft bill moves to the Senate in May, where parliamentary staff is far more knowledgeable on high-tech and intellectual property issues than the National Assembly"
En effet, à l'occasion de la DADVSI, il avait été envisagé d'appliquer une amende de 38 euros à toute personne qui aurait téléchargé un contenu sans autorisation. On y apprend ainsi que l'industrie culturelle américaine avait fait du lobbying, en toute discrétion, afin que les personnes faisant habituellement du téléchargement sorte du périmètre de l'amende pour retomber dans l'infraction "globale" de contrefaçon:
"U.S. industry had lobbied discretly to ensure that "habitual" copiers were the target of enforcement"
Le cable poursuit sur la question de l'interopérabilité, notamment des fichiers musicaux, que la DADVSI souhaitait mettre en oeuvre, une mesure qui toucherait directement Apple et sa plate-forme Itunes:
"While this provision applies to all online music stores, Apple would undoubtedly be the most affected given its phenomenal market penetration in France"
Finalement, l'Ambassade des Etats-Unis s'en remettait alors au Sénat français dont la compétence était mise en avant :
"While some French National Assembly members have often been caught unaware of the international consequences of their actions, whether debating on the WTO negotiations or on high-tech issues, the Senate has proven a more acute and better-informed observer"

28 avril 2006 : le Gouvernement français tente de donner des gages au Gouvernement américain

Cette dépêche éclaire les relations entre les autorités américaines, les autorités françaises et les industries culturelles américaines. A cette date, la discussion de la DADVSI par le Sénat approche et la possibilité de voir le Sénat faire un retour en arrière complet semble disparaître.

Les acteurs américains, avec l'aide de l'Ambassade, commence à faire le tour des divers interlocuteurs afin d'obtenir des changements notables. Trois sujets sont évoqués : la possibilité offerte par la DADVSI de réaliser une copie privée d'un DVD, le fait de prévoir une peine que de 38 euros en cas de téléchargement (peine jugée non dissuasive par l'industrie culturelle américaine) et l'instauration d'une interopérabilité en matière de distribution de contenus digitaux.

Le cable du 28 avril 2006 est la synthèse d'une discussion entre le DCM (Deputy Chief of Mission, le n°2 de l'Ambassade américaine) et les conseillers du Premier Ministre sur le sujet de la DADVSI.

Sur le sujet de la copie privée et de l'interopérabilité, les équipes de Dominique de Villepin adressent un message de confiance au représentant américain :
"they hoped to "inspire" the Senate to substantially modify two elements that present problems to U.S. (and French) industry: the right to a private copy of a DVD, and the concept of interoperability of portable music players. These changes would, Digne thought, satisfy industry concerns. Digne indicated that Senate staffers were probably less inclined to be political on this technical matter."
En ce qui concerne l'amende de 38 euros, les représentants français expliquent à leurs interlocuteurs que la France n'a ni les moyens, ni intérêt à lancer des poursuites judiciaires à l'encontre des personnes téléchargeant de manière occasionnelle. Ils confirmaient ainsi le souhait de la France de maintenir ce cap :
"France had no resources or interest in pursuing one-time downloaders, which was expensive and counterproductive. Instead, it preferred to go after those who downloaded seriously and distributed; there, the basic fine was somewhat higher at 150 Euros (approximately USD 180)"
La dépêche dévoile notamment la pression exercée par l'Ambassade américaine auprès des autorités françaises notamment en relayant le discours et les positions de l'industrie culturelle américaine :
"Ambassador, DCM and Emboffs had previously both consulted with U.S. industry representatives as well as relayed broad U.S. industry concerns over the bill in private discussions with the Culture Minister, advisors in the Presidency, interlocutors in the Culture Ministry as well as private lawyers"
Et ce n'est pas fini. La dépêche diplomatique appelle à une mobilisation, côte à côte, de l'ambassade américaine et des industries culturelles américaines pour faire pression tant sur les Sénateurs que sur les autorités françaises afin de faire évoluer le texte :
"We have encouraged U.S. industry to be proactive with French government officials and Senators, as many have already done. We have offered our good offices and suggestions to their representatives here and also urged them to make common cause with French industry in order to influence the Senate debate and the text. Embassy thanks Washington agencies' input and focus on this complex issue; Ambassador and Embassy will continue to press the issue privately at the highest level"
La question de la DADVSI devient donc une affaire nationale ... américaine.

12 mai 2006 : le Sénat adopte une version "soft" de la DADVSI

Au lendemain de l'adoption de la DADVSI, l'Ambassade américaine adresse à Washington un "call for action" concernant les suites à donner à l'adoption de la DADVSI. La version adoptée par le Sénat est néanmoins qualifiée de plus douce notamment suite à un allègement de la pression pesant sur l'interopérabilité (qui n'est plus imposée, mais juste un principe).

A ce titre, le cable diplomatique fait passer le message d'un manque d'action de la part d'Apple auprès des parlementaires français :
"Some senators said they regretted that Apple did not appeal to them directly and interpreted it as a lack of interest"
Au final, et même si le texte ne correspond pas à 100% aux attentes de l'industrie culturelle, l'Ambassade américaine fait un bilan plutôt positif de l'ensemble des discussions qui a eu lieu dans les couloirs du Sénat et notamment l'influence, en faveur de l'industrie culturelle, de nombreux acteurs qui ont préféré agir discrètement :
"In our conversations over the last weeks where we raised our serious concerns over the quality and direction of this controversial bill, French government officials and observers had sought to reassure us and other stakeholders. We were told (see reftels) that the Senate version would address many if not most of industry's concerns. Senate legislative staff was thought more pro-business, more technologically savvy, and less ideological. Industry observers, many of whom where involved in a low-profile but intense effort to reshape the bill with key amendments were optimistic as well. Working with French industry allies, they proposed close to 300 amendments"
Et de conclure que dorénavant s'ouvre une période de 6 mois au cours desquels il sera encore possible d'ajuster le tir notamment en intervenant auprès du Gouvernement français dans la préparation des décrets d'application.

28 juin 2006 : La Commission mixte paritaire renforce le principe d'interopérabilité. Inquiétude de l'Ambassade US

A l'issue de l'examen de la DADVSI par la commission mixte paritaire du Parlement, le texte ne se trouve pas profondément remanié. Un sujet inquiète l'Ambassade : le renforcement des dispositifs en faveur de l'interopérabilité des contenus digitaux. Pire, cette mesure semble intéresser les voisins européens comme l'indique la dépêche dès son introduction :
"The compromise text falls short of defining interoperability, but gives inordinate powers to the new regulatory authority set up to enforce the interoperability requirements. It remains to be seen which other countries in the EU will want to follow the French example. Belgium and Denmark have already indicated their enthusiasm for this French precedent"
Face à cette évolution, l'Ambassade américaine s'interroge donc de la compatibilité du texte tant avec la directive européenne, qu'il est sensé transposer, qu'avec les accords internationaux auxquels la France est partie. Sous-entendu : la France devra abandonner ce principe d'interopérabilité s'il ne veut pas violer ces textes.
"The European Commission will have the last word on whether France's transposition is in conformity with the EU Copyright Directive. It is equally unclear whether French implementation of the directive is in accordance with the country's international commitments, including those stemming from the Berne Convention"

2 août 2006 : Censure partielle de la DADVSI par le Conseil constitutionnel

Le 27 juillet 2006, le Conseil constitutionnel rend sa décision concernant la DADVSI et censure quelques dispositions et notamment la création d'une infraction de nature contraventionnelle pour les actes de téléchargement. Ainsi, et l'Ambassade le reconnaît, la décision renforce la protection des titulaires de droits :
"In certain substantive areas, the court's ruling actually is a blow to those who brought the appeal, since it increased protections for rights-holders and raised fines for online infringement, i.e. illegal downloading".
Mais la conclusion qui s'impose à l'Ambassade demeure le rôle que va jouer l'Autorité de régulation des mesures techniques (ARMT), ce fameux collège de médiateurs qui sera chargé notamment d'avoir à traiter des questions à l'interopérabilité. La charge à l'encontre de l'ARMT est évidente, l'autorité étant qualifiée de "monstre juridique":
"We have been unable to find a single defender of this new regulatory authority. Instead we have a long list of lawyers and industry experts who fear this new "legal monster" with a poorly defined mission but extensive powers".
Surtout, la crainte première évoquée par l'Ambassade est que l'ensemble des questions auquel la DADVSI n'a pas répondu soit, in fine, posé à l'ARMT. Et de conclure que:
"Ultimately, the new regulatory authority will have to take the hard decisions the Government refused to take"

7 septembre 2006 : la MPAA est "ok" avec la DADVSI et recommande de calmer le jeu

Suite à la visite de Dan Glickman, CEO de la MPAA (Motion Picture Association of America) à Paris et de sa rencontre avec le Ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, l'Ambassade américaine adresse à Washington un nouveau télégramme.

Notamment, le patron de la MPAA explique que le texte français de la DADVSI lui paraît acceptable et indique que l'industrie américaine pourra vivre avec :
"Glickman said for the U.S. film industry the text of the law is "livable" but that the larger concern is the political drive and popular support that still exists in Europe to take further steps on property rights issues counter to U.S. interests"
Mais surtout, la perspective des élections présidentielles de 2007 l'encourage à plus de méfiance et surtout à ne pas relancer le débat sur ce texte d'ici là :
"MPAA believes now is not the time to aggressively attack the French position as this will likely stir up a divisive debate that could become a political issue in the run up to France's presidential elections next spring. Glickman also pointed out that over 60 percent of revenue for the U.S. film industry comes from Europe. Glickman believes the USG should continue to "come down on the side of property rights" in our discussions with the French, but recognizes that the way content is delivered is in constant evolution and we need "to thread a needle" on this issue."
Mais un sujet demeure : l'interopérabilité et le rôle de l'ARMT. La MPAA le précise : ce sujet l'impact moins et c'est plus un dossier pour Apple et le BSA (Business Software Association). L'Ambassade relève le point en conclusion :
"Embassy appreciates that other sectors of the industry are less sanguine about the law than MPAA. Representatives of digital rights management systems in particular remain concerned about mandated interoperability requirements"

16 octobre 2006 - Discussions entre l'Ambassade US et les autorités françaises sur la mise en place de l'ARMT

La dépêche fait le point sur les diverses réunions tenues entre l'Ambassade américaine et les représentants du Ministère de la Culture, du Ministère de l'industrie et du Ministère des affaires étrangères. Un seul sujet : le calendrier de mise en place de l'ARMT et les pouvoirs qui lui seraient attribués.

Le Ministère de la Culture indique ainsi que le décret devrait paraître d'ici la mi-novembre pour une mise en place de l'ARMT d'ici la fin de l'année 2006. D'autres experts rencontrés par l'Ambassade évoque plutôt une mise en place de l'ARMT au cours de l'année 2007, tout en tenant compte du fait que les élections présidentielles pourraient perturber le calendrier.

Au final, l'ensemble des interlocuteurs rencontrés par les représentants américains ne ferme pas la porte aux échanges et invite l'Ambassade et plus généralement l'industrie culturelle américaine à participer aux travaux préparatoires à la mise en place de l'ARMT:
"All of our interlocutors welcomed U.S. comments and input (particularly from U.S. industry) concerning the new Authority during the short time remaining prior to issuance of the planned decree"

1er décembre 2006 : les Etats-Unis font pression pour que le Gouvernement français suive leurs recommandations

En vue de la préparation du décret qui fixera les compétences et les missions de l'ARMT, l'Ambassade des Etats-Unis a poursuivi son lobbying notamment au travers de nombreuses réunions avec le Ministère de la Culture, le Ministère de l'Economie et les équipes de l'Elysée. En complément, l'Ambassade a ajusté ses messages délivrés avec les représentants du BSA :
"Embassy officers delivered Ref A demarche on the draft implementing decree of France's copyright law to Ministry of Culture cabinet advisor Marc Herubel on November 28, and to Trade Minister Lagarde's EU adviser, Eric Peters on November. Additional meetings are scheduled with President Chirac's staff and with the Industry Minister's Legal Adviser. We also briefed representatives of the Business Software Alliance (BSA) November 27"
La dépêche décrit ensuite les points sur lesquels le Ministère de la Culture invitait l'Ambassade à contribuer et notamment à proposer des formulations sur divers points (compensation économique, principes permettant de déterminer si les mesures de protection technique sont efficaces, etc.)

En parallèle et en lien avec les industries culturelles américaines, la carte bruxelloise est également jouée afin d'avoir une pression complémentaire qui puisse s'exercer sur les autorités françaises.

12 avril 2007 - création de l'ARMT

La dépêche décrit la mise en place de l'Autorité des mesures de protection technique par Renaud Donnedieu de Vabres. Avant immédiatement de se poser une question : cette autorité survivra-t-elle à l'élection présidentielle de 2007 ?

En effet, pour l'ambassade :
"Presidential contenders Nicolas Sarkozy (leading Center-right UMP Party), Segolene Royal (Socialist Party) and Francois Bayrou (Center) have all pledged to take another look at France's implementation of the May 2001 EU Copyright Directive. They all dislike aspects of the current law, but it is not clear whether they would do away with the new authority, maintain it as is, blend it into another regulatory body or just give it different powers. Sarkozy thinks there are too many regulators in new technologies, while advisors to Royal appear strongly sympathetic to the open source movement and may be disposed towards regulations that encourage movement in that direction"
Finalement, la suite, nous la connaissons. Nicolas Sarkozy sera élu Président de la République. Malgré son souhait, indiqué par l'Ambassade américaine, de réduire le nombre d'autorités de régulation dans le secteur des nouvelles technologies, l'ARMT ne sera pas supprimée. Elle sera totalement refondue et remplacée par une nouvelle autorité : l'HADOPI.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Très intéressant ... Rien sur la conservation des données de connexion (Loi de janvier 2006) ?

Luc BARTMANN a dit…

La même loi a instauré, dans l'indifférence générale, le droit d'auteur des fonctionnaire. On aurait pu croire que cela traduisait un consensus, mais il n'en est apparemment rien, puisqu'aucun texte d'application n'est paru à ce jour, soit 10 ans plus tard...