dimanche 28 août 2011

Le numérique français va-t-il mourir d'une seconde "balle perdue" ?

"Balle perdue". Tel était le terme utilisé par le Président de la République lors de l'installation du Conseil national du numérique à propos d'une réforme adoptée par le Parlement d'un statut d'exonérations fiscales et sociales au profit (ou détriment plutôt) des "Jeunes entreprises innovantes" (JEI).

Drive by shooting  (Henry Rollins Band)
Source : bushpig [goph51] sur Flickr (CC)

Le soutien à l'innovation, une nécessité en période de crise

On ne le répète jamais assez, l'innovation demeure une nécessité quasi-vitale pour toutes les entreprises, petites ou grandes. C'est au travers de cette innovation, de la mise en musique de l'intelligence collective provenant de la masse des salariés impliqués dans un projet d'entreprise, que ladite entreprise est capable de se développer, conquérir un marché, gagner des parts de marché et créer de la valeur.

Une grande partie de l'innovation ne repose pas forcément que sur des idées. Elle repose surtout, et principalement, sur la recherche et le développement, la fameuse R&D. Seulement, l'entreprise et la R&D ne sont pas a priori deux êtres faits pour s'entendre. Car la R&D n'est pas rentable - à court terme - pour l'entreprise et nécessite des investissements importants tant sur le plan technologique que sur le plan salarial. Cette contrainte économique se ressent principalement dans les PMEs, qui sont pourtant les viviers de l'innovation en France.

Il faut donc financer cette innovation qui, in fine, bénéficiera à l'ensemble de la collectivité et pas seulement à l'entreprise qui en aura été à l'origine. Une innovation en entraîne une nouvelle et ainsi de suite. Classiquement, dans le secteur du numérique, la première source de financement demeure le marché des capitaux. Or, ceux-ci sont souvent inefficaces car encore trop de "capital risques" ne souhaitent justement pas prendre de risques financiers et préfèrent non pas amorcer l'innovation mais investir une fois l'innovation lancée, créée.

Pire, actuellement, nous sommes dans une période dite de "crise" ou d'incertitudes. On assiste à un ralentissement économique. Les entreprises sont donc attentives à cela et face à une diminution des revenus, et une réduction des marges existantes, face à l'absence de visibilité sur "que sera le marché demain", les premières coupes financières - ou gels - interviennent dans une matière : l'innovation et la R&D. On préfère se replier sur ses valeurs sûres que tenter le diable en se lançant dans des tests ou des développements coûteux à l'avenir incertain.

Ainsi, l'innovation permet de créer un cercle vertueux. Elle offre aux entreprises une possibilité de se développer et de créer de la valeur. Lorsqu'elle a lieu sur notre territoire, elle permet également à la France d'améliorer son indépendance, technologique, et de renforcer ses filières technologiques. Et surtout, l'innovation permet une chose formidable : elle est la seule porte d'accès au futur.

Et donc effectivement, l'accès à l'innovation a un coût que les premiers créateurs de valeur ne sont pas forcément en mesure de financer. C'est la raison pour laquelle une forte demande est apparue afin de créer des régimes fiscaux et sociaux aménagés, voire des exonérations, afin que l'Etat soutienne, amorce le développement de ces entreprises avant que les autres modes de financement (auto-financement, capital risque) ne prennent le relai.

Deux statuts existent. Enfin, soyons polémique, existaient pour le beau secteur de l'internet. Le statut des JEIs et le CIR (pour crédit impôt recherche).

JEI: de la jeune entreprise innovante à la jeune entreprise inerte

Nulle volonté pour moi de rentrer dans des explications fiscales longues et sans fin. Mais donnons, juste, légèrement, un cadre de réflexion. Avant le mois de décembre 2010, le statut dit JEI permettait aux entreprises de moins de 8 ans de bénéficier d'exonérations fiscales et de charges sociales à condition qu'elles engagent des dépenses de recherche et développement représentant au moins 15% de leurs charges.

Ainsi, jusqu'à sa 8e année (et ceci, peu importe qu'elle entre dans le dispositif dès sa création ou au bout de 7 années), la PME pouvait bénéficier d'exonérations sociales sur ces charges salariales liées aux dépenses de R&D.

En 2009, le statut de JEI avait permis d'accorder 130 millions d'euros d'exonérations de charges sociales et 18 millions d'euros d'exonérations fiscales. 84% des bénéficiaires étaient des PMEs offrant des services aux entreprises, dont 50% dans le secteur informatique.

Seulement, l'article 175 de la loi du 29 décembre 2010 portant loi de finances pour 2011 est venu intégrer un certain nombre de limitations au bénéfice du statut de JEI. Tout d'abord, la loi a instauré divers plafonnements. Mais surtout, à ces plafonds ont été associés une dégressivité des exonérations de charges sociales. 100% les 4 premières années, 75%, 50%, 30% et enfin 10% la dernière et 8e année.

En quoi ce changement a des conséquences sur les PMEs ? Prenons un exemple. Vous êtes chef d'entreprise et vous venez depuis 3 ou 4 ans de créer une entreprise. Au gré de vos réflexions avec vos équipes, vous avez une idée afin de lancer une innovation majeure. Les banques rechignent à vous prêter de l'argent. Et vous découvrez le mécanisme de JEI qui vous permet d'avoir une exonération d'une partie de vos cotisations sociales pour développer cette innovation. Donc, misant sur cet avantage, vous vous lancez. Vous recrutez. Et au bout de deux ans, au moment le plus critique pour vous, au moment où votre développement commence à prendre forme, la loi change. Le 31 décembre, vous apprenez que le 1er janvier, là où vous aviez 100% d'exonération fiscale sur les charges salariales de vos développeurs, vous n'avez plus qu'une exonération de 30%. Mais en face, vous n'avez pas plus de revenus. Que faites-vous ? Simple, vous compressez vos effectifs. Vous ralentissez le tempo de vos développements techniques.

Une étude menée l'AFDEL et le SNJV, publiée en mai 2011, indiquait que suite à la modification du dispositif JEI, 80% des entreprises avaient indiqué réduire leurs investissements en R&D, 54% des entreprises avaient déjà limité leurs recrutements liés aux activités de R&D et 17% avaient même licencié.

Et derrière ces chiffres, une réalité. Un entrepreneur se confiait récemment dans Ouest-France : "J'ai été obligé de stopper net mes embauches et de réduire des frais. Alors que notre croissance continue à s'emballer. Un comble"

Ces conséquences avaient poussé le chef de l'Etat à faire un mea culpa, qualifiant la modification intervenue à la fin de l'année 2010 de "balle perdue". Mais une balle qui continue à faire des dégâts. On aurait alors pu imaginer que les effets néfastes soient corrigés rapidement.

Panser les plaies causées par une balle perdue

Des tentatives ont bien eu lieu de la part de parlementaires à la fois dans le projet de loi de finances rectificative pour 2011 que du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2011. Débattus au cours de l'été, l'ensemble des amendements destinés à corriger le tir ont été systématiquement repoussés par le Ministère du Budget.

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Source : nebarnix sur Flickr (CC)

De son côté, Eric Besson avait indiqué à la Tribune le 3 juin 2011, "J'ai demandé au Premier ministre la réouverture du dossier JEI. Soit pour revenir au dispositif antérieur, soit pour déterminer une configuration mieux adaptée. Je n'ai pas encore reçu l'arbitrage du Premier ministre". On aurait pu imaginer que cette mesure soit inscrite dans le texte discuté au début de l'été 2011. Mais à l'occasion d'un t'chat organisé par le Journal du Net, le Ministre en charge de l'économie numérique repoussait une refonte à l'occasion du projet de loi de finances pour 2012.

Seulement, et comme le rappelait François Momboisse, Vice-Président du Conseil national du numérique, "l'établissement du budget 2012 sera très compliqué. De plus, en pleine période électorale, les députés seront saisis d'une foule d'amendements. C'est maintenant qu'il faut agi".

Et depuis le mois de juin, la crise est passée par là. On parle de limiter les niches fiscales et finalement de procéder à de nombreuses économies. Aujourd'hui, il faut sans doute ne pas se cacher la face. La refonte du statut du JEI n'interviendra - sans doute - pas à l'occasion de l'examen du projet de loi de finances pour 2012.

L'un des signes est une déclaration faite par Eric Besson lors d'un déplacement à Marseille le 26 août 2011, propos repris par la Provence : Le Crédit d'Impôt Recherche ""sera scrupuleusement maintenu", a-t-il indiqué, précisant que le Premier ministre l'avait expressément autorisé à rendre publique la bonne nouvelle". Aucun mot sur le JEI.

Le statut de JEI a donc sans doute été sacrifié au profit du statut du maintien du crédit impôt recherche.

Les JEI à l'assaut du Crédit Impôt Recherche ?

Telle pourrait être la conclusion de cette histoire. A défaut de pouvoir bénéficier de l'ancien statut de JEI, les PMEs pourraient se diriger vers le CIR ? Seulement, le dispositif n'est pas équivalent. Le CIR est un mécanisme de crédit d'impôt (c'est à dire une réduction d'impôt). Bien souvent les JEIs sont en déficit fiscal. En conséquence, le crédit d'impôt n'a aucun impact. Néanmoins, depuis quelques années, il est possible aux entreprises d'obtenir le remboursement anticipé dudit crédit d'impôt. Mais celui-ci ne peut intervenir que l'année suivante (en 2012, sera remboursé le crédit d'impôt généré sur la R&D effectuée en 2011). En outre, aucune exonérations sociales n'est prévue par le dispositif.

De son côté, le Ministère du Budget a tenté de rassurer les entreprises. Dans une note, il indiquait que "depuis la création du dispositif JEI en 2004, le CIR a été rendu plus généreux".

En clair : les pertes liées à la modification du régime de JEI peuvent être compensées par le recours au CIR. Rares, hélas, sont ceux convaincus par ce raisonnement.

En effet, le point critique demeure les cotisations sociales, c'est à dire les charges payées par les entreprises pour l'emploi des personnes qui assureront le développement des diverses innovations. Elles sont moins attirées par un avantage fiscal qui ne permettra pas pleinement d'assurer le fonds d'amorçage dont elles ont besoin.

Soit. Mais ce n'était sans compter sur une deuxième "balle perdue". Enfin, à venir du moins. Car cette seconde balle a été placée au cours de l'été dans le canon de l'arme.

"Balle perdue 2.0", les acteurs du net bientôt interdits de Crédit Impôt Recherche ?

Telle est la question que l'on peut se poser en consultant un projet d'instruction fiscale. En effet, Valérie Pécresse, Ministre du Budget, a présenté le 24 août 2011 en Conseil des ministres une communication sur le crédit impôt recherche. Cette mesure représente l'une des premières engagées par l'Etat et coûte plus de 4 milliards d'euros par an (contre moins de 150 millions d'euros pour le JEI).

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Source : nebarnix sur Flickr (CC)

La communication se finissait par ce paragraphe : "Il importe désormais de garantir la stabilité du CIR et de renforcer la sécurité juridique des entreprises utilisatrices. A cet égard, un projet d’instruction fiscale portant sur la définition des opérations de R&D est actuellement soumis à la consultation publique et sera publié rapidement".

En effet, le 24 août 2011, étaient publiés les détails de la consultation publique sur la définition des opérations de recherche et de développement. Premier problème : la deadline pour adresser les réponses était fixée au 1er septembre 2011. 7 jours pour répondre. A ce sujet, le Cabinet d'Eric Besson a indiqué via Twitter qu'il contacterait son homologue du budget afin que les acteurs obtiennent une rallonge sur les délais de réponse.

Ainsi, un projet d'instruction fiscale décrivant les opérations dites de recherche et développement permettant d'entrer dans le champ du CIR est diffusé. Le texte y décrit les diverses formes de recherches susceptibles de bénéficier du CIR.

Un exemple ? Les Banques et autres systèmes financiers. Ceux-ci bénéficient du CIR (il se murmure même que le montant versé aux Banques est supérieur au budget total du statut de JEI) et l'instruction fiscale en donne un exemple : "La mise au point d’un logiciel ou service de gestion des risques basé sur un nouvel algorithme financier relève du développement expérimental". Une mauvaise langue pourrait s'interroger sur le bénéfice pour la collectivité de ces innovations et le retour sur investissement entre CIR distribué aux banques et la pertinence des outils de "gestion des risques" développés ces dernières années.

Plus loin, l'instruction à ses paragraphes 51 à 53 donne des exemples d'investissements et de dépenses qui ne peuvent pas entrer dans le champ de la R&D au sens du crédit impôt recherche. On y trouve :
"51. Le développement de projets classiques pouvant être réalisés par l'homme de métier en utilisant des procédés et techniques en vigueur dans la profession ne donne pas lieu à des travaux de R&D. D'une manière générale, toute réalisation qui ne présente pas d'originalité particulière par rapport au savoir-faire de la profession ne relève pas de la R&D.
52. Il découle de la définition des activités de R&D que celles-ci ne recouvrent généralement pas les travaux visant à accroître la productivité, la fiabilité, l'ergonomie ou, en matière informatique, la portabilité ou l'adaptabilité des logiciels de base et applicatifs. De même, d’une manière générale, la mise à disposition et le suivi du produit ou du service chez l'utilisateur ne sont pas considérés comme des opérations relevant d'activités de R&D et ne sont pas éligibles.
53. La conception d'un système qui ne ferait qu'adapter une méthode, des moyens ou des composants préexistants à un cas spécifique et qui ne soulèverait pas de problèmes techniques nouveaux, ne peut être assimilée à une opération de R&D. Cela reste vrai même si l’utilisation du nouveau système constitue un progrès. Cela s’applique par ailleurs à tous les domaines d’activité, y compris par exemple celui relatif aux logiciels".
Et là, un frisson peut parcourir l'assistance. Car effectivement, la liste des exclusions risque fort de viser un grand nombre des métiers du Web, de cette économie numérique que l'on cherche tant à soutenir et à développer. Une entreprise informatique qui, sans cesse, adapterait des logiciels libres ne ferait pas de recherche et développement ?

Après avoir perdu une partie de son JEI, est-ce que l'Internet Français va également perdre tout ou partie de son CIR ? Et donc, comment l'innovation va continuer à perdurer en France dans le secteur du numérique ? La France a besoin de champions de l'économie numérique, mais si l'instruction était adoptée telle qu'elle, combien seront encore capables de financer leur innovation, de financer leur développement ?

Un goût amer demeure. A un moment, où la France s'engage dans une logique d'austérité, devons-nous couper les vivres aux PMEs innovantes et pérenniser des exonérations fiscales au profit de grandes entreprises dégageant d'importants bénéfices ? L'équité fiscale devrait plutôt s'engager dans la voie d'une réorientation des soutiens publics à l'innovation et privilégier, en priorité, toutes les PMEs.

Finalement, deux conclusions. La première se voudra optimiste, la seconde moins. On peut imaginer que les diverses fédérations professionnels et acteurs qui se sont mobilisés pour une défense du statut de JEI fassent entendre de leur voix afin que l'instruction fiscale n'ait pas pour effet de laisser au bord du chemin un grand nombre d'acteurs de l'internet.

Sinon ? L'Internet ne pourra que compter les balles perdues, les unes après les autres. Une fois le chargeur vidé, il ne lui restera qu'à panser ses plaies et compter ses morts.

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