mardi 7 décembre 2010

Le TGI de Paris qualifie eBay d'hébergeur : analyse (très !) critique

Les contentieux sur la qualification juridique que doit revêtir les intermédiaires de l'internet se suivent .. et ne se ressemblent pas. Après les décisions de la Cour d'appel de Paris dans les affaires opposant les sociétés du groupe LVMH au site de courtage en ligne sous forme d'enchère eBay, la troisième chambre du Tribunal de grande instance de Paris a été amené à se repencher sur le statut du site au regard de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique.

La société MACEO avait constaté la présence sur eBay.com de diverses offres proposant à la vente des objets de marque "April 77" jugés contrefaisants par le titulaire des droits. Ayant réalisé divers constats d'huissier entre novembre 2007 et avril 2008, elle a mis en demeure eBay Inc de cesser ces actes de contrefaçon et de retirer toute référence à la marque "April 77" du site internet. Elle décida alors de saisir au mois de juin 2008 la justice à l'encontre d'Ebay France, eBay Europe et eBay Inc.

Voulant faire juger que seules les juridictions américaines sont compétentes, eBay avait soulevé plusieurs exceptions d'incompétences. Dans un arrêt du 2 décembre 2009, la Cour d'appel de Paris déboutait le site internet de ses demandes. Dans sa demande, la société MACEO réclamait à eBay plus de 300.00 euros de dommages et intérêts et font valoir, à l'appui de leur demande que :
"les sociétés eBay ne bénéficient pas du statut d'hébergeur mais exercent une activité de courtage aux enchères réalisée à distance par voie électronique qui se concrétise par un ordonnancement des annonces, une structure de présentation par cadre et une activité de gestion des produits concernés de façon active, mettant en avant certaines catégories d'objet selon l'actualité et à disposition des vendeurs des outils de mise en valeur du bien vendu en fonction desquels elles perçoivent une rémunération".
Pour MACEO, eBay a eu
"un rôle actif dans l'initiation, la conclusion et le suivi des transactions en raison des suggestions d'achat, de mise à disposition des vendeurs d'outils marketing et de gestion de leurs activités commerciales, du service de règlement des litiges, du système de garantie et des commissions proportionnelles".
En conséquence, eBay en raison de sa négligence et de son abstention à protéger les droits de propriété intellectuelle devait voir sa responsabilité être engagée "du fait de leurs activités promotionnelles et publicitaires sur le fondement de l'article 1382 du code civil".

Dans son jugement en date du 26 octobre 2010, le Tribunal de grande instance de Paris a apporté plusieurs commentaires.

Tout d'abord, le Tribunal rappelle qu'en application de l'article 3 du Code civil :
"la loi applicable à la responsabilité extra-contractuelle est celle de l'Etat du lieu où le fait dommageable s'est produit, ce lieu s'entendant aussi bien de celui du fait générateur du dommage que du lieu de réalisation de ce dernier".
Et de poursuivre que la société MACEO a agi sur le fondement des marques françaises et communautaires et sollicite la réparation d'un préjudice lié à la contrefaçon de ces marques sur le territoire français du fait "de la diffusion d'offres de vente en ligne sur le site ebay.com. Ce site, s'il est rédigé en anglais et propose des produits en dollars a néanmoins une vocation mondiale et est utilisé par des internautes du monde entier".

Ainsi, le Tribunal en déduit que :
"le fait que la société américaine eBay Inc exploite ce site depuis les Etats-Unis dans les conditions qu'elle décrit n'est pas de nature à rendre la loi américaine applicable au présent litige s'agissant d'une action en contrefaçon de marque.
En effet, la loi française a plus de lien avec les faits de l'espèce, la présence action tendant à faire valoir les droits d'un titulaire de marques française et communautaire, ces titres ne produisant d'effet que sur le territoire national ou européen et l'examen de leur atteintes en raison de la contrefaçon alléguée relevant de la législation applicable en France".
Après cet examen de la loi applicable, le Tribunal est revenu sur l'application des articles 6-I-2 et 7 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique. Afin de statuer sur l'application du statut de l'hébergeur à eBay, les juges relèvent :
"II n'est pas contesté que le site ebay.com offre aux internautes du monde entier la possibilité de vendre et acheter des produits par le biais d'internet, les achats dans cette boutique virtuelle pouvant avoir lieu en direct ou dans le cadre de vente aux enchères.
Il convient donc d'apprécier si la société eBay INC détermine les contenus qui doivent être mis à la disposition du public.
Il n'est pas démontré en l'espèce que la société eBay INC procède au contrôle des annonces postées sur le site ebay.com par les internautes proposant à la vente leurs produits et donc qu'elle détermine les contenus mis à la disposition du public. Le fait que cette société ait conçu l'architecture de son site et sa structuration, ainsi que les moyens techniques mis en oeuvre pour classer, mettre en valeur les annonces et permettre aux internautes de procéder à la vente ne lui donne pas la qualité d'éditeur dès lors qu'elle ne détermine pas les contenus des annonces mises en ligne par les vendeurs.
Par ailleurs, le fait que la société eBay INC perçoive des rémunérations en lien avec les ventes effectuées ne permet pas davantage de la qualifier d'éditeur de contenu dès lors que rien dans le texte de loi n'interdit à un hébergeur de tirer profit de son site en percevant une rémunération du fait des services qu'il offre ou en vendant des espaces publicitaires tant que cette rémunération ne détermine pas le contenu annonces postées par les internautes.
La LCEN a en effet limité au seul critère du choix du contenu effectué par la société créatrice du site, la condition à remplir pour être éditeur.
En conséquence, la société eBay INC doit être qualifiée d'hébergeur au sens de la LCEN."
Ainsi pour les juges, un seul critère doit être recherché : celui de savoir qui détermine les contenus qui sont diffusés sur le site internet. Si l'intermédiaire ne choisit pas le contenu, alors seul le statut de l'hébergeur lui semble alors applicable. Le point intéressant - et critiquable sans doute - est la référence à la LCEN. En effet, le Tribunal de grande instance semble indiquer que la LCEN aurait défini la notion d'éditeur. Seulement, la loi demeure silencieuse sur ce point.

Le TGI reprend ici l'erreur commise dans un jugement du 5 février 2008. En effet, après avoir cité de larges paragraphes de la LCEN, les magistrats poursuivaient ainsi :
"Les éditeurs sont définis comme étant “la personne qui détermine les contenus qui doivent être mises à la disposition du public sur le service qu’il a créé ou dont il a la charge”.".
Les magistrats semblaient découvrir une définition de l'éditeur. Seulement, cette définition de l'éditeur - depuis reprise dans de nombreux jugements du TGI de Paris, ne figure dans aucun texte.

Pire, je reste convaincu pour ma part d'une erreur intellectuelle à vouloir systématiquement opposer deux régimes juridiques identifiés sous le vocable l'un, d'hébergeur et l'autre, d'éditeur. Le premier se référerait au statut des intermédiaires techniques fixé par la LCEN (qui n'utilise pas le terme "hébergeur"). Le second ferait référence à un régime juridique où l'intermédiaire serait reconnu responsable - quasi automatiquement - des contenus stockés sur ses serveurs.

Pourquoi, à mes yeux, cette dichotomie est fausse. Tout simplement car le droit ne la reconnaît.

Si on reprend les textes juridiques, nous avons plusieurs régimes de responsabilité :
- le régime de droit commun fixé aux articles 1382 et suivants du Code civil. Le principe - datant de 1804 - est résumé classiquement de la façon suivant "faute - cause - préjudice". Ainsi, quiconque commet une faute génératrice d'un préjudice se doit de la réparer. Donc, la responsabilité de droit commun nécessite une chose : démontrer l'existence d'une faute.
- le régime dérogatoire fixé au sein de la LCEN au bénéfice des intermédiaires de l'internet définit à l'article 6-I-2 de la LCEN. Dans ce régime, la responsabilité du prestataire n'est engagée que si - ayant connaissance d'une activité ou d'un contenu manifestement illicite, il n'a pas agi promptement afin de le ou la faire cesser.
- le régime dérogatoire fixé à l'article 93-3 de la loi de 1982 en matière d'infraction de presse commise sur l'internet. Ici, c'est le régime dit des éditeurs qui s'applique : le directeur de la publication est responsable des contenus qu'il édite.
- l'exception au régime dérogatoire fixé au dernier alinéa de l'article 93-3 de la loi de 1982, exception (largement contestable, on va en parler bientôt !) créée par la loi HADOPI, et destinée à alléger la responsabilité éditoriale pour les forums de discussion.

Donc, si on résume, nous avons 3 régimes qui peuvent s'appliquer :
- le droit commun
- le régime dérogatoire de la LCEN pour les intermédiaires de l'internet
- le régime de responsabilité éditoriale pour les seules infractions de presse.

Et donc, naturellement, des fois je m'interroge : pourquoi vouloir à tout prix qualifier "d'éditeur" un intermédiaire de l'internet dans une affaire de contrefaçon. Car, même qualifié d'éditeur, seul le régime de droit commun ou celui de la LCEN s'applique ; deux régimes totalement indifférents à la qualification d'éditeur.

En effet, comme indiqué rapidement précédemment, le régime de l'éditeur suppose que le directeur de la publication endosse la responsabilité d'autrui. En matière de diffusion par exemple de petites annonces sur une plate-forme de contenu, la responsabilité du site ne sera pas automatique : soit elle s'intégrera dans les critères posées par la LCEN (si on est sur le terrain du régime de l'hébergeur), soit elle supposera à la victime de démontrer l'existence d'une faute de la part de l'intermédiaire.

Certains pourraient rétorquer que la simple diffusion des contenus incriminés démontre l'existence d'une faute, à savoir une atteinte à une obligation de vigilance et/ou de surveillance qu'aucun contenu illicite ne sera diffusé sur la plate-forme. Seulement, c'est faux. Faisons un peu d'analogie juridique et remontons à l'époque des affaires Altern, à une époque où aucun régime dérogatoire n'avait été créé par la loi. Les hébergeurs étaient donc jugés sur le terrain du droit commun et les juges recherchaient si des fautes pouvaient être reprochées à ces intermédiaires à la suite de la diffusion des contenus.

Dans un arrêt du 8 juin 2000 (symbolique, car c'est la date de la Directive eCommerce !), la Cour d'appel de Versailles jugeait ainsi :
"Considérant qu'à l'occasion de l'exercice de son activité, une société prestataire d'hébergement est tenue à une obligation de vigilance et de prudence (...) qui s'analyse en une obligation de moyens portant sur les précautions à prendre et les contrôles à mettre en œuvre pour prévenir ou faire cesser le stockage et la fourniture de messages contraires aux dispositions légales en vigueur ou préjudiciables aux droits des tiers concernés ; que cette obligation de moyens, qui n'implique pas l'examen général et systématique des contenus des sites hébergés, doit néanmoins se traduire, au stade de la formation du contrat avec le client-créateur de site, par des mesures préventives telles la prohibition de l'anonymat ou de la non-identification, l'adhésion à une charte de comportement ou tout autre procédé incitatif au respect des textes et des droits des personnes, et, au stade de l'exécution du contrat, par des diligences appropriées pour repérer tout site dont le contenu est illégal, illicite ou dommageable afin de provoquer une régularisation ou d'interrompre la prestation ; qu'indépendamment des cas où elle en est requise par l'autorité publique ou sur décision judiciaire, de telles diligences doivent être spontanément envisagées par la société prestataire d'hébergement lorsqu'elle a connaissance ou est informée de l'illégalité, de l'illicéité ou du caractère dommageable du contenu d'un site ou lorsque les circonstances ou modalités de la réalisation, de l'évolution ou de la consultation d'un site, auxquelles elle doit veiller par des outils, méthodes ou procédures techniques d'analyse, d'observation et de recherche, la mettent en mesure d'en suspecter le contenu ; que, dans ces hypothèses, ces diligences ne trouvent, sous le contrôle du juge, d'autres limites que l'incompétence ou l'abus de droit de l'hébergeur à apprécier l'illégalité, l'illicéité ou le caractère dommageable du contenu litigieux ; qu'en dehors de ces hypothèses, il ne peut être fait grief à cet hébergeur de ne pas avoir contrôlé le contenu d'un site qu'il a pu légitimement ignorer".
Cet arrêt de la Cour d'appel de Versailles rendu - je le répète - sous le régime du droit commun résume tout : 1) une faute doit être démontrée, 2) une obligation de moyens est à la charge de l'intermédiaire 3) intermédiaire qui doit mettre en oeuvre des mesures appropriées.

Ces principes avaient été déjà repris dans plusieurs affaires. Allant plus loin, une affaire permettait d'apprécier les obligations que l'on mettait à la charge de l'intermédiaire. Il s'agissait ainsi de l'hébergement par Multimania d'un site en faveur du "NSDAP", le parti nazi. Les juges avaient été saisis et ont répondu cela :
"la responsabilité du fournisseur d’hébergement devant s’apprécier selon ses compétences propres et non selon les compétences idéales de tiers rompus au domaine de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, aucune faute ne peut être retenue à l’encontre de Multimania." (TGI Nanterre, 24/05/2000)
En clair, on ne pouvait pas reprocher à Multimania de ne pas avoir "mot-clétiser" le terme "nsdap" en raison de ses compétences propres.

Pour revenir au jugement du Tribunal de grande instance de Paris du 26 octobre 2010, celui-ci est - dans son raisonnement juridique - critiquable à plus d'un titre :

1/ les juges inversent les régimes de responsabilité. Ils recherchent si eBay peut recevoir la qualité "d'éditeur" (sous-entendu soumis au droit commun de la responsabilité). Et donc, comme il ne peut pas être éditeur, il est hébergeur.

Sur le plan juridique le raisonnement est aberrant : lorsque l'on a un principe et une exception, on recherche d'abord si la matière examinée relève de l'exception. Et si elle ne peut relever de l'exception, elle reste dans le champ du droit commun.

Ainsi, pour déterminer quel régime de responsabilité s'applique à eBay, les juges auraient dû rechercher si eBay peut revêtir la qualification d'hébergeur et en aucun cas rechercher si eBay ne revêt pas la qualité faussement qualifiée d'éditeur.

Finalement, le raisonnement suivi par le Tribunal de grande instance de Paris n'aboutit qu'à un seul et unique résultat : faire du régime dérogatoire posé par la LCEN, le droit commun et transformer le droit civil en pure exception.

2/ les juges font improprement référence au concept d'éditeur. Je l'ai expliqué plus haut. En matière de contrefaçon, la question de savoir si l'intermédiaire est ou non "éditeur" n'a strictement aucun sens.

La seule question qu'il faut se poser c'est de savoir si - de manière positive - l'intermédiaire en question entre dans le champ de définition de l'hébergeur ou non.

3/ les magistrats ne vont pas suffisamment loin dans leur analyse. En demeurant sur la simple recherche de savoir si eBay est éditeur ou non, les juges n'ont pas réalisé une correcte analyse juridique.

4/ En face également, au regard notamment du jugement, il semble que les demandeurs ne soient pas allés suffisamment loin. Si on retient leur analyse, à savoir qu'eBay ne peut bénéficier du régime de l'hébergeur (et donc retombe dans le régime du droit commun), les éléments retranscrits dans le jugement ne permettent pas de déterminer si oui ou non les demandeurs ont cherché à démontrer des fautes de l'intermédiaire.

Ainsi, cette décision est une mauvaise décision. Non pas en raison de sa conclusion, mais tout simplement au regard du raisonnement juridique suivi par les juges. La seule chose que de nombreuses personnes retiendront est simple : eBay est hébergeur, la contrefaçon peut prospérer. Mais c'est faux. Et derrière, ce sont des décisions comme celle-ci qui souvent, trop souvent, peuvent servir d'appui à des demandes en faveur d'une refonte voir d'une disparition du régime dérogatoire des intermédiaires de l'internet.

On ne peut donc appeler qu'à une chose : une meilleure analyse juridique de la situation. Il faut absolument que sur des litiges comme ceux-ci, une extrême rigueur soit suivie :
- analyser la situation ;
- vérifier si la situation entre ou non dans les prévisions d'une exception ;
- à défaut faire une application du droit commun.

C'est à cette condition que ce fameux régime des intermédiaires de l'internet demeurera, car il a sans doute encore vocation à perdurer afin de permettre à l'internet de continuer son développement et d'offrir une réelle place à l'innovation.

Source : TGI Paris, 3e Ch., 26/10/2010, SARL MACEO et a. c/ Société eBay Inc, SARL eBay Europe et SA eBay France (inédit)

1 commentaire:

Matthieu B. a dit…

Brillant et salvateur !